Barotte juillet 2022 : retour vers le futur

En somme, tout allait bien. J’avais retrouvé une vie normale, loin des kibboutz à 40, de la marmaille hystérique et des
repas gaulois. C’était compter sans Hervé. Ça a débuté comme ça. Moi, j’avais jamais rien dit. Rien, comme dit l’autre.
Mais il a voulu que je remonte et, en plus, que je ramène du monde. Alors, tant pis pour lui, je lui ai ramené du monde,
du costaud, du fabriqué à l’enclume, du qui tient l’alcool et qui en redemande, du qui marche sans rechigner, et qui
en redemande aussi. Il voulait de la nouveauté, alors je lui en ai mis, du choisi, du peaufiné, du rutilant : il a eu du
breton, c’est increvable ces trucs-là, t’as beau cogner dessus, rien n’y fait, ils t’enterrent plus vite qu’ils descendent
une bière, y’en a plein qui se sont cassé les dents dessus ; il a eu du bas-alpin, du semi-anglais, du provençal, du
marseillais, du genre qui est déjà rentré de la montagne boire son vin blanc frais quand tu es encore en train de pousser
des cailloux là-haut. Et tout ça, prêt à boire, à brailler et à décroisser la lune. Bref, il en a eu pour son argent ; avec un
peu de chance, il m’oubliera l’an prochain…
En attendant, il faut bien y aller.
Dimanche 10 juillet :
Jour de départ. Je dois trimballer 4 ados. C’est bien parti. On me file un grand blond, un grand brun, un ptit qui
tousse et Matéo. C’est le seul dont j’ai entendu le prénom. Ils ont tellement de valises qu’il faut envahir la bétaillère
de David. Mais ça tient. On part en colonne, j’ouvre la marche, David et Nico suivent. On part tranquille, mais j’ai l’autre
qui tousse derrière, on dirait un tir de DCA, il explose toutes les 30 secondes environ. Je sais pas ce qu’il a chopé, mais
ça fait peur. Tousse. Il ferait pas mal comme corne de brume les jours de match.
De temps en temps, je mets un coup d’accélérateur, histoire de. Je vois bien que Nico et Jessica, ils sont un
peu à la traîne, avec leur carriole bleue, mais ils arrivent à peu près à suivre. Tousse. A côté de moi, y’a le fameux
Matéo. Alors lui, il est impressionnant. Il est droit comme la statue du Commandeur, le regard sur la ligne bleue des
Vosges. Tousse. Les 3 autres marcassins, ils causent, ils rient, ils mangent, scotchés sur leur téléphone, lui il bouge pas.
Il regarde même pas son téléphone, c’est vous dire ! Tousse. Si ça se trouve, il a peur. En vrai, il rigole pas trop. Il a
peut-être perdu un pari et c’est lui qui se cogne le voyage avec le vieux. Tousse. Ou alors il est mort. Faut voir. Tousse.
On fait une pause à la fin de l’autoroute. On a perdu personne, jusqu’ici tout va bien. Tousse. Éric, Katia (Lévy,
pas Tortorolo, faut suivre) et Franck sont partis avant nous. J’appelle les 3 pieds Nickelés pour savoir où ils sont. Ils se
sont arrêtés à Tallard, un peu plus loin. Ils sont au bar, évidemment, Le petit marseillais. Ils sont forts ! On veut faire
pareil, mais y’a pas de place pour se garer. Alors j’appelle Filochard pour qu’il transmette nos hommages à Croquignol
et Ribouldingue et on s’en va. Tousse. Au final, ils arriveront bien après nous. Ils ont réussi à se perdre… C’est bien
parti.
Enfin, on est arrivés. Je me débarrasse des testostéroneux et on s’attaque au repas. Pâtes à la carbo. Éric, enfin
arrivé, est aux manettes. Mais on n’a pas d’oignons. C’est Hervé et moi qui devons les acheter, demain… pas grave.
Mais on n’a pas de pâtes non plus. Y’en a dans les réserves du séjour famille, mais on dirait des croquettes pour chiens.
Je suis pas pour. Du coup, c’est Stéphane (Coumes, pas Rio, faut pas mélanger) qui fonce à Monêtier en acheter.
Mathieu est déjà là lui aussi. Je sais pas ce qui lui est arrivé, mais il a un œil tout rouge, genre Zombieland. Je
reste loin de lui, on sait jamais qu’il veuille me mordre.
Nico est tout époustouflé : dans un mail, Hervé a expliqué que les Troisgros, les cuisiniers, pas vos voisins, ont
occupé un temps la maison. Ça l’émeut, le Nico, Roanne c’est chez lui, il en pleure du Bourgogne. Sauf que c’est
n’importe quoi, du Hervé quoi. Il avait mis des indices, des blagues Carambar, mais Nico, il l’a pas vu, piégé dans le 2nd
degré, lui qui est pourtant le maître… On dirait Kermit la Grenouille quand il est tout plissé. Il se tourne vers nous,
genre, vous y avez pas cru, vous ? Ben non, on est pas fous, on lit pas les mails.
Soirée dantesque comme je le pressentais : bière, pastis, vins rouge, blanc, bleu, Martini, bref, ça gouleye à
toute berzingue. J’ai comme un frisson d’angoisse. 6 jours…
2/4
J’ai réussi à regagner mon lit, à demi-fissuré, bibi, pas le lit, quoique… Diavolo ! A 5 h, l’alarme se met à sonner,
un truc de pompier, que même si t’as pas envie, tu pars en courant te jeter dans la Guisane. Ça dure une demi-plombe.
Hervé appuie consciencieusement sur tous les boutons et finit par clouer le bec du truc. 6 jours…
Lundi 11 :
Merde. Moi aussi j’ai l’œil zombie. Je vais surveiller Mathieu. J’ai 24 heures d’avance. S’il explose, je fonce à
l’hôpital.
Arrivée de Marie-Christine et de Natasha. La section Snes va bientôt être au complet. Je suis sûr qu’Hervé est
ravi.
Faut compléter les provisions. Stéphane Rio, Hervé et moi, on s’y colle. 3 heures de courses… J’avais oublié…
On est même obligé de faire 2 magasins de plus, parce que les mangeurs de raquette ont encore frappé. Pour ceux qui
débarquent, il est à peu près avéré que, quand on n’est pas là, quelqu’un survit dans cette maison en mangeant les
raquettes de ping-pong. Je crois qu’on oublie toujours quelqu’un en fait. Je me demande qui c’est ce coup-ci.
Enfin les choses sérieuses. Première marche : les fous du volant partent en courant au lac de la douche pendant
que Franck, Nico, Jessica, Eva et moi on va marcher sur le chemin des Alpes. Tout va bien jusqu’à la redescente.
J’entends une marmotte siffler. C’est pas une métaphore, une vraie marmotte. Sauf que Nico rigole parce qu’il dit que
ça vient des arbres. C’est peut-être une marmotte volante. J’aurais mieux fait de rester chez moi.
Le soir, l’équipe à Nico, de cuisine le lendemain, anticipe. Et ils font bien. Ils vont faire des quiches pendant 3
heures. Ils nagent dans le lait, les œufs, la ratatouille et autres ingrédients bizarroïdes. Demain, je mange un sandwich.
Je sais plus ce qu’on a mangé ce soir-là, mais je me rappelle tout ce qu’on a bu. J’ai perdu l’habitude des repas
gaulois. En même temps ça me manquait pas forcément. Je dois en être à mon 4ème verre de blanc (je vous passe ce
qui a précédé) lorsqu’Hervé me demande un discours. Et là, je suis pas prêt. Y’a plus personne à l’étage. Je me lève, je
hoquette quelques phrases, mais rien n’y fait. Ça vous est déjà arrivé de sentir votre esprit qui se tire ? Ben voilà. J’ai
des moments de blanc (sans mauvais jeu de mot), mon esprit est vide comme si j’étais dans la campagne avec juste le
vent qui souffle. Y’a un grand silence dans mon crâne, et à table aussi puisqu’ils attendent que je dise un truc intelligent.
Mais là c’est raté. Je reprends un coup de blanc, ça peut pas être pire.
Je dors dans la même chambre que David, Éric et Franck. A moitié comateux, allongé sur le truc qui me sert de
lit, je regarde le plafond en pensant aux barriques d’alcool englouties par mes camarades et moi-même, et je me dis
que si quelqu’un craque une allumette, toute la maison saute.
Mardi 12
On a inversé les promenades. Ce coup-ci, c’est nous qui allons au lac de la douche. C’est débile comme nom,
non ? En tout cas, Nico est ravi. Il patauge tout ce qu’il peut, trempe les différentes parties de son corps les unes après
les autres. Parce que c’est un lac de montagne, l’eau elle est à -12 (là c’est une hyperbole), elle est glaciale, on tient
pas 10 secondes. Et l’autre, là, il fait ses ablutions tranquille. Quand je le regarde, j’hésite entre un castor et un ours.
Au retour, faut que je prenne le pain chez Sherpa. J’y vais, à demi abruti par la chaleur, mais martial quand
même. Je réclame mon dû à une pauvre jeune fille à la caisse. Qui me regarde affolée, parce qu’elle est pas du tout au
courant. On retourne le magasin, elle me fait appeler sa responsable, elle démonte son comptoir pour trouver quelque
chose, rien, nada. Je finis par appeler Katia T., qui me dit que c’est l’autre Sherpa… Je fais un grand sourire à la brave
fille, je lui présente les excuses de l’ADAL (c’est l’association qui a permis ce séjour inoubliable), j’ai pas dit mon nom,
évidemment, et je me tire.
Maintenant, on attend Nico. Il est parti chercher du pastis, il trouve qu’il en manque. J’ai mal au foie rien que
de l’entendre dire ça. Il met un temps… Je crois qu’il a demandé à goûter tous les alcools.
Cécile et Stéphane m’ont offert « Connemara » de Nicola Mathieu. Un excellent bouquin, mais qui met pour un
bon moment dans ma tête la chanson et les frisettes de Sardou.
Le soir, barbecue à 1000 euros. C’est le prix que l’ADAL a payé la carcasse en métal qui a plus l’air d’un portebagage que d’un truc à merguez. Ça marche quand même, sauf que dès qu’il y a des braises, ils remettent du bois. On
est pas arrivés. Thierry prend les choses en main, castagne les bûches, secoue le bordel et fait partir les saucisses. Tout
n’est pas perdu.
3/4
Au cours du repas, j’apprends que je ressemble à Dark Vador (avant qu’on lui ait cramé la gueule ou après ?)
et/ou (faut s’entendre pour les couleurs) à l’éminence grise. C’était un cureton, conseiller de Richelieu. Je crois que je
ferais bien d’aller me coucher.
Heureusement, Cécile est là, avec son pull à champignons. Comme tout le monde cligne des yeux en la
regardant, elle nous explique comment elle en est arrivée là. C’est une histoire de faille spatio-temporelle d’achat
combinée à un cliquage frénétique et à des frais de ports. Je vous la fais courte. En tout cas, le truc est là. De loin, ça
pourrait aussi être des explosions nucléaires. De près, c’est bien des bolets. Je suis sûr d’en avoir vu un bouger.
On apprend que Katia L. a du mal à dormir. On peut la croiser, la nuit, une tasse de café à la main. Quelqu’un
lui explique que si elle ne veut plus jouer le fantôme de l’opéra, il suffit peut-être qu’elle diminue le café. Mais elle est
pas convaincue.
Mercredi 13
Repos et départ des carolingiens. Il n’y a pas forcément de lien entre les deux. Quoique… David s’échappe in
extremis 10 mn avant le passage du Tour de France. Je le soupçonne d’avoir caressé l’idée de faire un dérapage
contrôlé au milieu des vélocyclopédeux, histoire de faire chier la France profonde. Finalement, il est parti à temps.
Les vieux, pas fous, veulent épuiser les jeunes avant le passage des intellectuels à deux roues. Mais les ados
récalcitrent. Stéphane C. retrouve temporairement son métier et fait démarrer tout ça à coup de pieds dans le derrière.
Tour de France 1 : c’est une expérience unique, il faut le dire. Je connaissais pas. Je comprends pourquoi.
D’abord, il y a des camionnettes bariolées et hurlantes. Les spectateurs hurlent en retour. Les camionnettes jettent
divers objets, tout ce qui leur tombe sous la main : bonbons, café, journaux, crayons, kleenex… Si ça se trouve, y’en a
un qui a jeté sa femme et ses enfants et personne a rien vu. Du coup, les spectateurs s’empoignent pour choper un
détritus… J’ai bien fait de rester loin du truc.
Après, il y a les coureurs : j’avoue, qu’Hervé me pardonne, n’y avoir vu qu’une triste souffrance. 10 voitures
pour un coureur, des hélicoptères, un bordel innommable renforcé par Hervé qui secoue une cloche de vaches. Peutêtre que je suis toujours en train de regarder le pull de Cécile. Tout ça pour 1 à 2 secondes de passage et des hommes
aux visages et aux corps étrangement identiques. J’interroge Mathieu, pour voir s’il comprend quelque chose, lui, mais
il est mon double d’ignorance comme il dit. Il ne comprend pas plus. Je regarde les voitures de la caravane filant à
toute allure. On dirait qu’elles fuient une catastrophe. En plus, ils repassent demain, dans l’autre sens. Je dois être
dans une dimension parallèle.
Jeudi 14
Tour de France 2 : 100 coureurs, 500 véhicules, 10 hélicoptères. Je suis perdu. Avec Nico, Jessica et Eva, on a
fui dans la montagne, au-dessus de la Guisane. Hervé a dit : il faut dépasser la forêt, il y a un vrai chemin sur la droite.
Qu’il n’a jamais trouvé… Tout est faux, sauf la dernière phrase. Nico voit le bon sentier, évidemment je refuse de
l’écouter ; il avait raison, Google le prouve. Pour l’essentiel, cette balade se déroule dans un champ d’orties sous les
arbres. Le retour est en grande partie merdique. Les chemins apparaissent, disparaissent, se mélangent… On finit par
se guider aux crottes de cheval. Les gens, ils sont pas cons, ils laissent les canassons faire tout le boulot. Y’a que nous
pour ramper dans les fougères. Finalement, on s’en sort. Sur la dernière partie, le long de la Guisane, je vois une
marmotte qui détale. Nico dit rien, mais il a sûrement très envie de me demander si elle vole… Il est sceptique, je le
sens bien.
Le soir, discussion de profs, sur les profs. Au menu le PPCR. Jessica est au bord du suicide. C’est la seule à avoir
un vrai métier. En tout cas, ça met de l’animation, un peu comme pour l’affaire Dreyfus, vous savez, le dessin
avant/après « ils en ont parlé ». Un vrai bordel : on dit à Hervé qu’il mélange tout, j’ajoute qu’il est un socialiste de droite
(pléonasme, pas oxymore), bref y’a le feu. Mais comme c’est des gaulois, tout finit par se calmer avec de la bouffe et
du pinard.
Nico s’est mis à lire « Connemara ». C’est reparti pour un tour avec la chanson des 2 zèbres qui n’ont jamais mis
un pied en Irlande. Terre brûlée, mon cul, oui.
4/4
Vendredi 15
Nico et moi, on part en promenade au col du Lautaret. Pour une fois, tout se passe bien. On a même une
discussion sur les gens qui disent bonjour en montagne. Je m’insurge, évidemment. Je cherche leur motivation. Des
« valeurs communes » ? Mais lesquelles ? Être en short avec le nez brûlé par le soleil ? Nico me laisse parler. Il doit
penser aux marmottes.
Au retour, on longe la Guisane qui fait des petites cascades et des poches d’eau : comme Boucle d’Or, Nico
trempe ses fesses dans toutes les vasques jusqu’à trouver la bonne. Il s’y prélasse, béat. Moi, je m’allonge au soleil, je
regarde les arbres qui s’agitent et le bruit du vent couvre celui du monde. Le temps s’arrête tranquillement. On repart
en courant parce qu’on s’est un peu trop prélassés.
Le soir, c’est chamallows au feu de bois. Hervé chante connemara. Je suis foutu, je peux plus m’en dépêtrer
de la chanson de l’autre abruti de facho. Je vais me noyer dans son putain de lac. Faut que je rentre.
Au cours du repas, Nico essaie de persuader Hervé de l’importance du collectif. Faut que je rentre.
Samedi 16
Je vais retrouver mes 4 ados. Et leurs valises. Y’a plus David pour en prendre une partie et certains sont venus
avec la moitié de leur vie. On y arrive quand même. Mais quand je démarre la voiture, j’ai plus d’affichage : pas de
compteur de vitesse, de jauge d’essence, de radio, de clim, rien, que dalle, nichts. Je vais être obligé de conduire à
l’oreille. Evidemment ça fait marrer tout le monde quand je dis ça. Mais vous savez quoi ? J’ai téléchargé une appli
pour avoir ma vitesse sur mon téléphone, j’ai enfourné la marmaille, Matéo toujours devant, tel qu’en lui-même enfin
l’éternité le change, et on s’est tiré en vitesse. Ils m’y reprendront plus